SAUSSURE À SON PIED
Claudie LENZI
Chercher des rapports implicites entre Saussure et Chaussure, c'est se référer à la linguistique de Saussure et à la symbolique de la chaussure à travers un chassé croisé entre art, poésie et langage.
Déjà comment et pourquoi faire cohabiter ces 2 mots Saussure et Chaussure ?
Sont-ils liés à une écoute altérée ? à une prononciation malhabile ou mal articulée ? par des phonèmes ressemblants ? par des lettres communes ? par une bascule de son entre « S » et « Ch », par des sonorités voisines ? sont-ils des faux jumeaux ? des paronymes ?…
Y répondre, c'est montrer comment je m'approprie la langue pour mieux la chausser à ma pointure.
Saussure et Chaussure sont donc « souliers », plus exactement sous liés par un à-peu-près phonique, une amphibologie sonore. Et c'est sans doute qu'au-delà de cette dérive phonique, se cachent des sens, tels des liens de parenté inavoués, et qu'on peut faire ressurgir par ricochets :
Saussure---Langue---Langues êtes ? ---Languette---Chaussure…
Pour répondre à ces ricochets de la langue, j'ai fabriqué et articulé 36 boîtes à Saussure, en regard des 36 phonèmes.
Ces boîtes sont de dimensions correspondant à des boîtes à chaussures de pointures différentes. Elles sont faites de bois brut, de matériaux tactiles et de lettres en relief pour offrir une certaine matérialité à la langue. À l'intérieur de chaque boîte, sur des pages de bois que le visiteur peut articuler à sa guise, sont inscrits des fragments de mots ou des phrases qui se cachent et se dévoilent grâce aux mouvements de translations ou de rotation.
Chaque mot impose son type de mouvement qui, tour à tour, le déconstruit et le restructure en un mot autre mettant ainsi l'accent sur les mécanismes d'une langue vivante et sur la temporalité d'une parole qui se déroule, se répète et se perd.
Horace Benedict ou La Chaussure de Saussure
Mon premier contact avec le mot Saussure ne s'est pas fait par le biais d'un livre mais par une inscription gravée dans un socle de granit. Il s'agissait d'Horace Benedict (le géologue, naturaliste, fondateur de l'alpinisme et grand-oncle de Ferdinand, le linguiste). Horace Benedict est présenté dans une grande statue de bronze, située au cœur de Chamonix, avec à ses côtés le guide chamoniard Jacques Balmat, bâton de pèlerin en main, pointant le Mont Blanc, immortalisant ainsi, au XVIIIe siècle, leur 1re ascension du plus haut sommet d'Europe, un exploit au regard des conditions logistiques et techniques de cette époque. Face à cette imposante statue découverte au retour d'une course/escalade dans le massif du Mont Blanc, mon regard se trouvant à la limite du socle et donc de leurs chaussures, avait fait émergé une banale question : comment avaient-ils pu gravir ce sommet, et avancer dans la neige, chaussés comme ils l'étaient ? avec guêtres, bottes à talon et godillots de cuir aux pieds, et qui, mouillés devaient alourdir la marche et ralentir les pas dans la montée… Équipement plus que sommaire, pour nous qui possédions piolets performants, chaussures à crampons imperméables et chaussons d'escalade « seconde peau ». Sachant qu'être bien chaussé demeure la condition vitale pour approcher la montagne en toute sécurité, les chaussures de Saussure soulevaient déjà une interrogation d'un autre type certes. Ainsi, avant même de connaître Ferdinand, le linguiste, le premier contact avec le mot Saussure s'est trouvé simplement associé à des chaussures de montagne sculptées…
Langue glaciaire / Langue primaire
Très jeune, j'ai mis en pratique des notions de linguistique et cela même sans m'en apercevoir car j'étais confrontée à une vie insoupçonnée derrière les mots due à une déficience auditive.
Ce qui m'a amenée à réfléchir sur la langue car je devais me familiariser avec ces mots si naturels et parfois si étranges quand ils sont mal compris. Je m'efforçais de conquérir ces mots l'un après l'autre, même si l'acquisition de la langue, de par la difficulté de son approche, était comparable, pour moi, à une paroi d'escalade vertigineuse qu'on doit ouvrir et vaincre grâce à un effort continu et dans un rythme lent et précis. Il fallait, pour y avoir accès, escalader avec patience et trouver le bon équilibre de son corps avec la matière/support, palier après palier, vire après vire, en empruntant parfois des voies parallèles ou en utilisant des prises de secours pour pouvoir s'élever et aller au-delà des défaillances que l'on devine en soi.
?Ferdinand ou L'audition au cœur du système linguistique
Puis, en pistant les traces d'Horace, j'ai découvert son petit neveu, Ferdinand, le linguiste, et ses théories qui m'ont éclairée sur les difficultés langagières que je rencontrais et que je ne savais pas encore nommer.
La perte auditive nous contraint à réfléchir sur la langue, donc sur soi et sur notre relation aux autres puisqu'on se trouve dans l'obligation de fonctionner dans d'autres rapports avec elle et eux. Cet handicap évolutif, telle la surdité de perception, nous confronte d'une manière incessante à des incertitudes que sont les glissements du sens, son altération jusqu'à l'apparition d'un terme dont le sens est définitivement perdu, appelé logatome.
J'ai donc abordé la linguistique, de manière inconsciente et automatique, en faisant appel à des procédés* qui compensaient les rapports bancals que j'entretenais avec la langue.
Comment décortiquer un mot pour retrouver et amplifier un sens ? ou par quoi compenser un sens perdu ? par quels syllabogrammes ? par quelles combinatoires ? par quelles articulations ? par quelles homophonies ? C'est souvent par des jeux de mots que l'on se rend compte de la dérive de la prononciation et de la complexité du langage et Ferdinand de Saussure a été le premier à mettre l'audition au cœur du système linguistique…
Cet handicap qui génère des rapports phoniques particuliers** m'a permis, très tôt, de mesurer le côté arbitraire du langage et d'engager d'autres relations*** avec lui. Il s'est agi alors de prendre les mots comme matériaux pour fabriquer de nouveaux sens. Les mots devenaient alors une matière à découper, à sectionner, disséquer et articuler.
Se référer à la linguistique pour transcrire plastiquement et poétiquement le son altéré d'un mot, c'est agir directement sur son sens pour lui trouver d'autres essences, d'autres « Né sens »…
Ensuite, j'ai utilisé la linguistique comme base de tout un travail ternaire dans lequel arts, langage et poésies sont interpénétrés et métissés.
*par l'obligation de passer le découpage d'un mot thème en segments, ou de passer par l'axe paradigmatique pour substituer au phonème mal perçu une lettre qui permettait de retrouver un sens de secours au mot à défaut de son sens véritable.
** à-peu-près, perte, suppression, bascule de sens…
***comme la répétition, la compensation, la substitution, le différé…
Être bien dans ses souliers comme être bien dans sa langue
Chaussures
« Saussure à son pied » relève de la fascination qu'exerce sur moi cet objet métonymique de notre pied : la chaussure. La chaussure est l'assimilation parfaite d'un objet à une partie de notre corps. Cette protection détachable et rattachable, ajustée à nous-même, qui nous définit si bien et que j'ai maintes fois, dessinée, peinte, photographiée, collectionnée, fabriquée et moulée… est utilisée ici comme référent phonique, plastique et poétique.
La chaussure garde l'empreinte du pied qui l'a portée. C'est une mémoire de la forme. C'est un vestige. C'est l'indice de notre identité, la trace de notre pied… Le pied étant l'une des parties du corps les plus articulées et le plus en mouvement, il nous conduit, pas à pas, syllabe après syllabe, vers une poésie en marche le long d'une longue chaîne/concaténation :
Chaussure---Pied articulé---Pied d'un vers---Poésie en marche---Marche---Articulation---Articulation d'une langue ---Saussure…
Habiter sa chaussure comme être habité par la langue…
Moulages
Le moulage en cire d'une chaussure révèle par sa présence une double absence : celle de la chaussure en tant qu'objet original disparu et celle du pied qui l'a portée, qui l'a chaussée, lui aussi disparu. La chaussure étant elle-même le substitut du pied, dévoile ainsi, par sa métonymie, l'absence de ce pied qui l'a désertée. Le moulage est témoin de cette double assimilation de l'objet au corps et ajoute une mise en abîme supplémentaire à cette absence.
Comme la chaussure qui s'est moulée au pied, puis, le moulage à la chaussure, la langue, s'est moulée à la société qui l'a fait naître. Toute langue se moule au goût du jour, puis tombe en désuétude et disparaît.
Mais toute langue moulée peut vite devenir, à l'instar d'une chaussure, une gangue, pire, un carcan…
?Sons
La fabrication de mes boîtes à Saussure est à la fois le résultat d'une oralité et de son complément l'écriture.
Aucune des deux ne commence l'autre. Le son devient mot que je plie et convertis en lettres et en matériaux et le nouveau mot devient lettres pour un autre mot et un autre son…
Sens
Qu'est-ce qu'il y a de caché dans le ventre des mots ? Comment faire cohabiter 2 mots de définitions différentes mais qui présentent pourtant des lettres communes ? Il s'agit de fouiller dans le sens des 2 mots que je fonds ensemble jusqu'à ce que je trouve des points de convergence entre eux.
Telle une « entérologue », sonder les entrailles du mot par une dissection à ventre ouvert, dans laquelle se combinent des opérations d'ajout, suppression, déplacement… et aussi de troncation, commutation, permutation et de glissement plastiques et sémantiques de tous bords…
Mémoires
La boîte à Saussure n'est que la partie visible de tout un travail souterrain (tout terrain) d'écriture qui l'a précédée. Ce travail s'accomplit sur la table avec des feuilles de papier de récup que je griffonne et remplis de croquis, de combinatoires de lettres, de listes de mots et de signes jusqu'à saturation et épuisement de la surface.
J'écris et dessine beaucoup, puis procède par suppression pour ne garder que l'essentiel pour aller au plus près du ventre des mots et de ce que je souhaite exprimer.
À chaque boîte correspond un nombre important de feuilles qui accompagnent sa création. Chaque feuille porte ainsi en elle la mémoire de la boîte en devenir. Pour ce travail, les feuilles "volantes", contrairement au carnet de bord que j'utilise habituellement, m'ont offert davantage de liberté pour venir à bout de toutes ces idées et associations aléatoires qui, étant trop imprécises, s'accomplissaient en tâtonnant… La feuiile se rature, se déchire, se découpe pour relier un morceau à un autre. Elle se jette aussi facilement car elle n'est attachée à rien. Ce que je ne fais pas avec les pages de mon carnet qui est relié et donc plus précieux. Le carnet offre une hiérarchisation du travail entrepris et accompli : la première page commence le travail et la dernière le finit. On revient rarement en arrière pour noter ce qu'on aurait omis et surtout on ne déchire presque jamais ses pages.
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